samedi 28 juin 2014

Mnémotourisme (30)






Les photographies de roches "surréalistes" d'Eileen Agar, en 1936, à Ploumanac'h en Bretagne.
‘They lay like enormous prehistoric monsters sleeping on the turf above the sea’.
Plus d'infos ici.

vendredi 27 juin 2014

La danse des possédés (96)


"Le "tarentulisme" a connu son apogée entre le XVe et le XVIIe siècle dans les Pouilles, en Italie. Durant la saison chaude, en juillet ou en août, une femme (les victimes étaient généralement des femmes) s'était allongée pour faire une sieste dans un champ où elle travaillait. En se réveillant, elle crut avoir été piquée par une araignée, une tarentule, et tomba dans un état dépressif, caractérisé par "une expression à moitié hébétée et absente, une perte d'appétit et d'énergie sexuelle, une apathie générale". Le seul traitement connu consistait à la faire danser pour chasser son mal. Il fallait rapidement engager un petit ensemble de musiciens, souvent composé d'un violoniste, d'un flûtiste et d'un tambour qui connaissaient les airs de danse de la tarentella (tarentelle). Sans cette musique, on disait que les victimes mouraient dans l'heure ou en quelques jours. Des ensembles de musiciens à la recherche de travail parcouraient la campagne pendant la saison du tarentulisme. Une fois sur place, ils faisaient le tour de leur répertoire en essayant d'identifier l'air approprié qui ferait danser la femme déprimée et apathique. Lorsqu'ils tombaient sur le bon air, elle se levait, commençait à danser avec de plus en plus de vigueur, déchirant parfois ses vêtements, touchant ses organes génitaux ou faisant des gestes obscènes qu'elle n'aurait jamais osés dans son état normal. Il arrivait souvent qu'elle quitte la maison, suivie des musiciens, et qu'elle aille sur la place du marché où d'autres se joignaient à elle dans sa danse folle. La musique et la danse étaient contagieuses. 
(...)
Les chants et les danses étaient exécutés dans un tempo très rapide et répétés à l'infini. Avec des interruptions pour se reposer, la musique et la danse pouvaient durer toute une journée ou même plusieurs jours. Finalement, la victime s'effondrait d'épuisement, ses parents la nourrissaient et la mettaient au lit pour un long sommeil. A son réveil, elle se souvenait à peine ou pas du tout de ce qui lui était arrivé et reprenait sa vie là où elle l'avait laissée plusieurs jours auparavant."

Extrait de Musique et transe de Judith Becker dans Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. 3. Musiques et cultures (sous la direction de Jean-Jacques Nattiez), pp. 458-487.

jeudi 26 juin 2014

Les sans-noms (7)





On est plongé dans la passionnante anthologie Outsiders. 80 francs-tireurs du rock et de ses environs de Guy Darol (Le Castor Astral, 2014). Ce qu'on aime dans cet ouvrage touffu, c'est moins le choix des artistes envisagés (on y retrouve bien entendu les aimés Moondog, Joe Meek, Tim Buckley, John Jacob Niles, The Monks, Bruce Haack..., mais aussi quantité d'inconnus à découvrir) que la manière dont leur vie est racontée, avec style, passion et érudition. Chaque biographie d'artiste y est en effet envisagée comme une nouvelle "où l'on croise des escrocs, des tueurs en série, des gourous, de faux devins et de vrais illuminés." Et puis des récits qui s'achèvent comme celui-ci, on en redemande : "Hasil Adkins est décédé le 26 avril 2005 dans le mobile home aménagé dans son jardin d'enfant, à l'endroit où il maquillait de rouge sang des poupées dont il tranchait la tête afin de n'être jamais bercé par l'illusion sentimentale."
Ci-dessous, quelques extraits de la fin de la préface, à propos de ces outsiders :

"(...) Si leurs œuvres semblent souvent placées sous le signe de l'art brut, de l'expérimentation sans compromis, de la recherche qui se méfie des simulacres, on peut espérer qu'une baguette de noisetier finira par détecter ces sources sulfureuses. Ce que l'on avait ignoré sera redécouvert, un peu comme un cadeau oublié dans un coin. Sous l'emballage et la poussière, la merveille demeure intacte.
(...) l'outsider n'entend rien aux contraintes, aux objectifs du marché. Il a remplacé le mot consommation par celui de consumation. Les outsiders se brûlent et ils brûlent les étiquettes et les catégories. Ce sont les partisans d'un rock où la vie est un fil au-dessus d'un volcan. Qui miserait sur du feu ?
Les francs-tireurs ont sacrifié toute complaisance au nom de la sincérité. Ce sont d'authentiques chercheurs qui vont contre les vents à la découverte d'un nouveau langage, incendiaire, anarchique. Les conventions sont abolies, comme le beau, l'acceptable, le factice, le musicalement correct. Leur bouillonnement est chaotique, imprévisible et dangereux. Il incarne le geste de l'art qui fait parler la foudre, le cauchemar, la folie, d'autres forces pour communiquer des sons, des rythmes, des résonances, des alliages qui enflamment l'imagination en s'attaquant au règne du mainstream qui demande de répéter la même chose, encore et encore. On ne naît pas outsider, on le devient. C'est ainsi que chacun d'eux tend un miroir rassurant où la différence, l'accident, l'anomalie composent une réalité plus vraie que le spectacle des images où le fiasco n'est pas de mise.
Dans ce temps où la réussite est devenue mot d'ordre - gare à ceux qui tâtonnent hors des pistes balisées -, les outsiders apportent une respiration salubre, l'air devient plus léger. Ils montrent que l'errance et le risque d'échec ne font pas une vie ratée. Leurs trajectoires, qu'elles s'accomplissent dans la joie ou qu'elles mordent la poussière, démentent la définition selon laquelle "ils ne sont pas des nôtres". Ils sont des nôtres, et l'on peut être sûr de se trouver quelques ressemblances avec l'un de ces forcenés que le système, la société, ou tout autre mot, rembarrent dès que l'on cherche à imposer sa discordance et son refus d'agréger le troupeau."

mardi 24 juin 2014

Le peintre (7)


A l'orée de ton siècle, Le Peintre, une ville portuaire voisine devient le centre du monde. Ce n'est pas rien quand même de vivre à proximité d'un tel pôle. Là, les regards et les envies traversent les corps, cheminent de conserve et font s'écrouler les pyramides empoussiérées, les mâts anciens et les tours de guet malades d'horizon bouché. Durant des siècles, des marins ont barboté timidement, mais désormais, ils font la grande boucle. Ils connaissent, arpentent, dénombrent et collectent. Bientôt, ils tourneront en rond, mais en attendant, ils se frottent les mains et pour eux, on monte des grues prêtes à décharger les soutes pleines. Sur les quais, des langues sifflantes et inconnues, des fruits colorés qui donnent mal au ventre, des ors, des hommes tatoués qui se voûtent, des récits de monstres et de tempêtes. Les capitaux circulent, s'accumulent, transforment le désir et la curiosité en convoitise. Des quatre coins du pays affluent des artisans, peintres, orfèvres, tailleurs, prêts à profiter de cette richesse en ce lieu concentrée.  Ainsi de ton père, Le Peintre. Ainsi de ton frère. Leurs ateliers ouvrent bientôt leurs portes à ces marchands et banquiers venus du Sud, du Nord, de l'Est et de l'Ouest. Ton sang s'exportera par le bois couvert d'huile. Mais toi, tu es resté à la maison. Pourquoi n'as-tu pas pris part à cette ruée ? Pourquoi ne pas avoir suivi ce chemin lucratif ? D'autres intérêts, d'autres engagements ? Où devrais-je te surnommer La Pantoufle ?

lundi 23 juin 2014

Les sans-noms (6)

Cheveux 1964 (detail). Courtesy Rüdiger Schöttle/ Estate of Běla Kolářová

En 1865, on découvre non loin de Hyères dans le Var, au milieu de la forêt de pins, un homme sauvage, prénommé Laurent. L'individu vit depuis plusieurs mois en ermite dans les forêts de la région, se nourrissant des produits de la nature. A l'invitation de l'Académie de médecine, le professeur Cerise se rend sur place pour visiter le "Sauvage du Var", "un homme de taille moyenne, bien conformé. Il est couvert pour tout vêtement d'un caleçon de toile de coton descendant au bas de la cuisse. (...) Sa barbe et ses cheveux sont extrêmement abondants, ont de 60 à 70 centimètres de long..." Les visiteurs photographient le personnage et le médecin l'interroge sur le sens de cette existence hors du monde et au plus près de la nature. Le "sauvage" répond avec plaisir aux questions de son visiteur et ne manque pas de lui montrer la manière dont il vit. Et le professeur d'aller à Paris lire son rapport devant l'Académie. Ce rapport, monument de narration scientifique, rapporte surtout un dialogue insolite (...).
"Il chargea sur ses épaules un sac de toile qu'il emporta avec lui.
- Qu'emportez-vous donc ainsi ?
- Ce sont mes cheveux et ma barbe que je ramasse chaque mois depuis six ans.
- Mais dans quel but ?
- Pour m'en faire un vêtement.
- Voulez-vous nous le montrer ?
Il ouvrit son sac et nous montra une masse de cheveux au moins du volume de sa tête ; plus quatre énormes pelotons de cheveux très habilement filés ; plus un filon de baleine de 70 centimètres de longueur, autour duquel un nombre considérable de mèches étaient attachées, toutes numérotées et étiquetées comme objet le plus précieux qu'il eut à conserver.
- Qu'est ce que cela, lui demandons-nous ?
- C'est ma barbe de tous les mois ; tenez celle du mois de janvier.
Il prit l'une de ces mèches, l'enleva du rouleau, détacha un papier qui l'enveloppait, et me présenta à lire ce qu'il y avait écrit. Je copiai de ma main l'inscription ; je lui demandai d'accepter la mienne en échange de la sienne, à titre de souvenir de lui. Il y consentit :
"en date de 1865, moi,
Laurent L. age de trante 9 an
Lare colete de mon core du moi janvier
entre barbe et cheveu recoleté le 30 janvier"
Chaque petit rouleau avait son étiquette ; le soin avec lequel les poils de sa barbe avaient été chaque mois réunis racine à racine, témoignait assez de l'importance de l'objet. (...)
- C'est aussi la récolte de mon corps, nous dit-il."

Extrait de Philippe Artières, Le ruban noué de la liasse. Pratiques d'archivage et esthétique de l'existence dans le Catalogue de l'exposition Habiter poétiquement le monde, Lille, 2010, pp. 99-102.

jeudi 19 juin 2014

Le terril (16)


Tous les soirs à vingt-deux heures ils arrivent en les traînant par l'oreille, la peau du dos, le chandail, tout ce que vous voulez, mais pas par la main. Qu'il neige, qu'il vente, qu'il gèle, ils viennent. Ceux qu'ils emmènent n'ont aucun répit, ni celui d'un beau soir d'été, ni celui d'un lendemain de fête trop arrosée. A l'image du temps, leur passage est irréversible. Parfois, je me cache afin d'observer leur sinistre déambulation. L'air résigné de leurs victimes, le ciel qui tourne le dos, l'air qui s'empuantit. Est-ce que la culpabilité a une odeur ? Lentement, ils les conduisent au grand cube et un à un, ils les poussent à l'intérieur. Pas de cris, pas d'agitation, la résignation ici s'impose. La porte en métal est fermée derrière le dernier condamné. Et les bourreaux s'en vont sans hâte, ils reviendront demain. Quand je pose mon oreille sur les parois du cube, je n'entends rien d'autre que le vent, l'eau qui coule goutte à goutte. Un lieu de passage n'est pas habité. Ceux que j'ai vus, innombrables, sont déjà loin. Et je ne peux rien y faire.
Comme tout monde, le terril a ses tréfonds. Et si je connais la porte de cet enfer, je ne m'y attarde pas. La vie ailleurs attend.
En avant.

mercredi 18 juin 2014

Des milliards de pères (9)


J'ai des milliards de pères.
Lui m'apprend à rester droit au sommet d'une colonne, des années durant.

"« Après avoir passé quelque temps chez ces moines il se rendit au bourg de Telanissos (aujourd'hui Deir Seeman) où il demeura enfermé trois ans. Après cela, il vint occuper ce fameux sommet où il s'enferma dans un espace entouré d'une clôture circulaire. « Les visiteurs venaient donc en nombre incalculable. Tous essayaient de le toucher et de récolter quelques bénédictions. Au début, il trouva ces excès d'honneur déplacés, puis la chose lui causant même une fatigue insupportable il imagina de se tenir debout sur une colonne. Il la fit d'abord tailler de 6 coudées, ensuite de 12 après cela de 22 et enfin de 36… » (ce qui représente une hauteur d'environ 12 mètres). C'est ainsi que débuta sa carrière de « stylite » qui dura 42 ans. Il vécut ainsi jusqu'à sa mort, survenue vraisemblablement le 24 juillet 459."
Source et vie de saint Siméon le Stylite.

mardi 17 juin 2014

Les sans-noms (5)






En plus d'offrir des disques renversants (il faudra d'ailleurs bientôt y revenir), le label La Nòvia, en s'intéressant à un répertoire qu'on qualifiera de traditionnel faute de mieux, fait découvrir des figures méconnues. Ainsi de La Baracande, groupe issu de la rencontre de Toad et Basile Brémaud autour des chansons de Virginie Granouillet (1878-1962), dite La Baracande. Les origines de ce surnom ne sont pas certaines. La Baracande, ce serait l'épouse du Barracand, celui qui fabrique et/ou vend du baracan, une grosse étoffe de laine. Cette dentellière de Mans (canton de Vorey en Haute-Loire) est considérée comme une des dernières représentantes des chanteurs auvergnats d'autrefois. C'est à ce titre qu'elle est longuement enregistrée à la fin de sa vie par Jean Dumas (1924-1979), un professeur d'italien pratiquant le collectage des chansons populaires à l'aide d'un magnétophone Stuzzi, dès 1945. Cent-quarante chansons de Virignie Granouillet ont été ainsi captées et sont désormais écoutables en ligne ici, sur le site du patrimoine oral auvergnat. 
Et c'est un trésor. Pour citer cette page : "L’art de Virginie Granouillet est tellement façonné, poli, à force de pratique, qu’on en saisit d’emblée l’essentiel : derrière la voix de la chanteuse, on entend en palimpseste toutes les voix qu’elle a entendues et qui ont chanté avant elle." La chanteuse traditionnelle apparaît ainsi comme un "feuilletage de temps", dont les gestes, le chant, sont bien plus anciens qu'elle (ce sont ceux de sa mère, de sa grand-mère, de son arrière-grand-mère et ainsi de suite). La Baracande est donc bien un "fantôme" au sens où l'entend Georges Didi-Huberman.
Parmi ces morceaux, notre attention a été attirée (grâce à son incroyable interprétation par le groupe La Baracande, de La Nòvia, à écouter ici) par Là-haut là-haut dedans la tour, un sommet de poésie cruelle qu'on dirait issu du fonds des âges (et c'est d'ailleurs plus que probablement le cas - voir les différentes versions, d'origine médiévale, de La fille au roi Louis, La fille du roi dans la tour, La fille du roi Loys...). On peut écouter la version de Virginie Granouillet ici, en voir la fiche descriptive rédigée par Jean Dumas ci-dessus et en lire le texte ci-dessous.

"Là haut là haut dedans la tour
Y a une princesse à mes amours
Elle voulait se marier
Son père voulait l'empêcher

Son père il a dit au geôlier
Mettez ma fille dans la prison
Dans la plus basse de la tour
Qu'elle n'y voit ni nuit ni jour

Mais au bout de sept ans passés
Son père va la visiter
Bonjour ma fille comment ça va
Oh mon papa ça va très mal

J'ai un côté mangé des vers
Mes pieds sont pourris dans les fers
Oh mon papa si vous aviez
Quatre ou cinq sous pour me donnez
Je les donnerai au geôlier
Il me desserrerait mes pieds

Oh oui ma fille nous en avons
Non pas des mille mais des millions
Si tes amours veulent changer
J'ai de l'argent à te donner

Avant de changer mes amours
J'aime mieux périr dans la tour
Dedans la tour tu périras
Dedans la tour tu resteras

Son amant Pierre passe par là
Lui jette une lettre de haut en bas
Il(e) lui a mis pour écrit :
Faites la morte ensevelie

La belle est morte c'est tout dit
Il faut la faire ensevelir
Dans la chapelle de Saint-Louis
Il faut la faire ensevelir

Il avait cent prêtres autant d'abbé
Qui sont venus pour l'enterrer
Son père qui était là dernier
Pleurant sa fille Marion
Qui était morte dans la prison

Arrête prêtre arrête abbé
C'est ma mignonne que vous portez
C'est ma mignonne que vous portez
Morte ou en vie j'veux lui parler

Il n'a coupé le drap de lin
Avec un couteau d'argent fin
Et son amant lui ayant sourit
La belle s'est mise à rire"


samedi 14 juin 2014

Monstres








"Nous n'avons pas connu les feux ni les fumées ni les usines, ni la ville saturée de vie et d'hommes. On dit qu'alors la vallée concentrait en son fin fond toutes les densités du monde (nous ne demandons du reste qu'à nous étourdir de légendes) et qu'un gigantesque cône de crasse – visible à des dizaines de kilomètres – poussait tutélairement son irradiante et fabuleuse cônerie jusqu'au ciel incandescent et boursouflé de suie orange. Nous n'avons pas connu non plus la mise à sac de cet enfer ni la destruction des sites. Nous ne sommes arrivés qu'après, bien après la fin de l'histoire – après les batailles d'hommes, après l'exode – et nous n'avons connu que ruines. Nous-mêmes à vrai dire vivons là comme en exil, arpentant la ville vide ainsi que des revenants. C'est en allant braconner derrière le pont – une fantastique tempête nous avait jetés dehors, puis poussés hors de la ville – que nous avons trouvé ces monstres, échoués à même la neige. Nous avons d'abord pensé qu'ils venaient de tomber du ciel ainsi que des spoutniks ou bien des bouts de planète morte. Nous fûmes longtemps avant d'oser nous avancer, longtemps encore avant de songer à sortir notre objectif. Qui sait ? Peut-être bien qu'ils se traînent là depuis mille ans, ces pachydermes ; peut-être même dix mille ans. Inutiles et dignes, majestueux et purs de toute corruption comme de toute convoitise, absolument coupés des hommes. A moins qu'il ne s'agisse ici de l'authentique Léviathan."
(Julien Grandjean, juin 2014)

Il y a quelque temps déjà, Julien Grandjean (dont il était question ici hier) nous a transmis ces quelques photographies. Nous lui avons demandé récemment d'en rédiger un texte d'accompagnement et voici ce qu'il nous très généreusement envoyé. Merci à lui !
 

vendredi 13 juin 2014

Vers les cimes (44)



De courts textes comme autant de coups de boule, d'éclats de rire nerveux, de cailloux dans la chaussure du bien rangé. Voilà ce que l'on trouve dans les très beaux recueils Précipité et Les grandes manœuvres de Julien Grandjean, tous deux publiés par L'arbre vengeur en 2007 et 2010. L'auteur y cite Walser et Beckett en exergue, on y renifle du Michaux aussi, et ça fait une fichue belle famille. En guise de partage et d'incitation à le lire, on livre ci-dessous le texte Pudeur, issu du recueil Précipité (pp. 9-10).
Il serait absurde de passer sous silence que Julien Grandjean est également musicien sous le nom de Krotz Strüder. Ses chansons de folk blues lorrain, intrigantes et frissonnantes, s'avèrent vite indispensables. Et puis, il a mis en musique Je suis né dans un port de Jean de La Ville de Mirmont, et ça, on ne peut bien entendu pas y résister... Et pas seulement pour des raisons généalogiques.

"Pudeur

J'étais autrefois bien violent. Certes, je dormais si profondément, à cette époque, que rien n'eût pu me tirer du sommeil. Quelles nuits délicieuses n'ai-je pas passé alors, loin de tout tapage ! Mais à peine avais-je ouvert les yeux que des démangeaisons, déjà, me prenaient par tout le corps. Bon sang, il fallait que je cogne ! Impossible de garder le lit, ou de repousser la rage qui s'installait - comme je regrettais l'oubli du sommeil ! -, il fallait que je me lève, ou plutôt, que je saute au bas du lit, les poings et les mâchoires irrésistiblement serrés, la bouche tordue du pli de la haine. Contre qui ? Et pourquoi ? Il fallait que je tape ! Il fallait que je cogne ! Toute ma personne protestait, criait à la panique, mais mon cri demeurait muet et rebondissait comme une balle molle sur la sèche réalité des faits. De toute évidence la marée de la violence montait, qui n'allait pas tarder à m'emporter. 
Impossible alors d'aller et de venir librement, mais poussé de droite et de gauche par de grandes paluches de haine. Impossible de se saisir d'un bol sans l'envoyer dans le mur, d'une cigarette sans la froisser rageusement. Impossible de décider, et de conduire le geste le plus simple jusqu'à son terme. Des secousses folles, des crispations hirsutes, des tremblements contraires m'en empêchaient. Mes doigts de pied, refusant soudain d'obéir, tentaient frénétiquement de s'enrouler sur eux-mêmes, des muscles insoupçonnés se bandaient convulsivement, déclenchant d'improbables moulinets des bras qui bêtement baffaient l'espace. Impossible d'écoper, impossible d'éponger : oui, il fallait que je cogne, trouver quelqu'un et lui taper sur la gueule, me déchaîner sauvagement sur le premier corps venu. Ainsi mon père, ainsi ma mère. Ainsi quiconque aux alentours de mes réveils.
De fait, peu à peu, j'appris à reconnaître cette violence, à la comprendre - et même : à la démasquer. Certes, je cognais... je cognais, mais il faut bien reconnaître que j'aurais voulu mordre. Mordre ? La pudeur m'en empêchait ! Plus je cognais, et plus je voulais mordre ! Plus ma pudeur se faisait dure, inflexible, inviolable, et plus je me déchaînais à grands coups de poings, secs et répétés. Mordre ! Mordre ! Mordre ! - voilà ce qui m'aurait plu. Je l'ai dit, j'ai bien changé : à présent c'est la douceur qui me cueille au réveil. Mais je ne regrette rien. Il fallait que ça sorte, voilà tout."

mardi 10 juin 2014

Les sans-noms (4)



Atalante du bayou, Callisto des Grandes Plaines, Polyphonté du Yoknapatawpha... Une petite fille sur un trône appâte ses goinfres de fidèles. D'un donut, elle domptait des ours. On passerait sa vie à pister ce destin.

jeudi 5 juin 2014

Vers les cimes (43)


La nuit fait peur. 
Pour preuve avec cet incipit d'un incroyable roman, L'annonce de Marie-Hélène Lafon (Buchet Chastel, 2009) :

"Annette regardait la nuit. Elle comprenait que, avant de venir vivre à Fridières, elle ne l'avait pas connue. La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l'assaut, elle prenait les maisons les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s'insinuait, noyait d'encre les contours des choses, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait. Les phares des voitures et le réverbère de la commune la trouaient à peine, l'effleuraient seulement, en vain. Elle était grasse de présences aveugles qui se signalaient par force craquements, crissements, feulements, la nuit avait des mains et un souffle, elle faisait battre le volet disjoint et la porte mal fermée, elle avait un regard sans fond qui vous prenait dans son étau par les fenêtres, et ne vous lâchait pas, vous les humains réfugiés blottis dans les pièces éclairées des maisons dérisoires."

mercredi 4 juin 2014

Le terril (15)


Les renouées du Japon fouettent les bras au passage. Les grandes herbes cachent les canettes au sol. Bientôt, ce sera l'été au terril. La végétation est d'une telle vigueur à ses accès que seuls quelques obstinés s'aventurent encore sur ses hauteurs. Hier, couché au travers d'un banc de graminées, j'entends une mélodie provenant d'un peu plus bas. Je m'approche et vois un vieil homme, à la peau noire et la barbiche blanche. Assis, il dodeline de la tête en chantant et regarde vers la vallée. Tandis que je m'accroupis à sa droite, je reconnais le morceau : "Un de ces matins, tu te lèveras en chantant. Et tu déploieras tes ailes. Pour t'envoler vers le ciel." C'est Summertime. Il se tourne et me salue. "Je sens qu'ici passent de nombreux fantômes. Ils ont des choses à nous dire, mais j'ai perdu mon instrument et ne peux plus leur parler. Jeune homme, les voyez-vous passer autour de nous ?" Je ne comprends rien et m'apprête à lui proposer gentiment de l'aide pour marcher jusqu'à la rue. Il m’interrompt et continue. "Jeune homme, la vérité est en marche, par le Saint-Esprit. Ils disent qu'on a repêché mon corps, que ce que j'ai chanté et prêché n'était qu'un rêve. Mais je suis là à vos côtés et la musique monte en moi." "Et j'entonnerai mon message universel d'ici", termine-t-il en frappant du pied. Il fixe alors les yeux vers le ciel, et commence à agiter les mains comme s'il jouait d'un saxophone. Et brusquement, il se tourne et part sans me laisser l'occasion de réagir. Avant de disparaître derrière un buisson, il me crie encore "Écoutez les fantômes !"
Probablement n'était-ce qu'un vieux fou, je ne sais pas... Ce matin, curieux, j'ai rejoint le lieu de notre rencontre. En guise d'offrande et comme acte de foi, j'y ai laissé un instrument qui l'aidera peut-être à se faire entendre.
Et je tends l'oreille, plus que jamais.
En avant.