lundi 3 mars 2014

Le peintre (3)


Nous ne saurons rien de ton enfance. Tes jeux, tes peurs, tes sensations, tes colères et tes joies resteront à jamais inconnus. Ce n'est pas exceptionnel, c'est l'éternel lot du récit des premières années de l'homme. Un enfant ne se raconte pas, il vit. Et dès qu'il a la capacité du recul, qui autorise la narration, il n'est plus un enfant. Il reste au transcripteur les souvenirs, l'imagination et la trahison. Que dire dès lors de cet âge où la turbulence et la parole déraisonnée faisaient loi ? Quelques données contextuelles au mieux, quelques images mensongères sans aucun doute. Des questions, toujours.
Petit, tu respires un air chargé d'odeurs d'huiles, de métaux plus ou moins toxiques et de colles diverses (ton père aussi était peintre). Quand tu rampes jusqu'à la porte, tu vois passer des troupes armées, des religieux en tous genres, des marchands ambulants, quelques mendiants à moitié fous, des animaux aussi. Ils sont immenses et t'effraient. Peut-être t'en souviendras-tu lorsque tu représenteras tous ces ladres à la peau recouverte d'ulcères dans tes œuvres ? As-tu entendu parler de ce que l'on découvrait de l'autre côté de l'Océan - après tout, à quelques années près, tu as le même âge que le Nouveau Monde ? As-tu pressenti que le monde changeait, qu'il ne serait plus jamais le même ? Probablement non. La rumeur de ce loup affamé rôdant aux portes de la ville paraissait suffisamment préoccupante. Qu'avais-tu à faire d'hommes coiffés de plumes, de cannibales, de monstres marins innombrables ? Étais-tu agité, rêveur, fugueur, rieur ? Quelles langues et quels accents entendais-tu dans l'atelier de ce père où des retables immenses étaient conçus pour l'Italie, les Royaumes du Nord même, de lointaines contrées où tu n'irais probablement jamais ? Quels ont été tes premiers mots ? Ton père était-il fier des dessins malhabiles que tu lui présentais ? Étaient-ce des gueules de chevaux rigolards, des profils de chevaliers casqués, déjà de petits Christs joufflus ? 
Chaque instant de ta vie se situant à la jonction de milliards de récits, je pourrais continuer indéfiniment à m'interroger. Une chose pourtant est sûre Le Peintre, tu avais les pieds sales et cornés.

Aucun commentaire: