samedi 11 mai 2013

Vers les cimes (30)



Certains textes arrivent à point nommé. Tel celui de Jean-Christophe Bailly Les animaux sont des maîtres silencieux, repris dans l'anthologie Le parti pris des animaux (Christian Bourgois, 2013) et échantillonné ci-dessous. "Une joie"

"(...) Ce qui est en jeu ici, c'est l'immédiateté du vivant à lui-même, c'est la masse d'actions enchevêtrées, diverses et formidables qui le constitue. En effet, et c'est là comme une déferlante, du côté du monde où les choses ne sont pas nommées il y a des actions et avec ces actions les animaux, selon leurs compétences d'espèces et d'individus, semblent s'enrouler dans le monde et le faire sous nos yeux, certes comme nous le faisons nous-mêmes, mais aussi d'une autre façon, dans de tout autres styles et avec, disons-le, un art du développement qui nous surpasse. Ce qui est proposé dès lors - et c'est directement lié à leur silence, directement en phase avec le fait qu'ils ne (nous) parlent pas - ce sont des modes d'emploi, des pratiques, des écarts, des jouissances, c'est tout ce que l'on a coutume d'enfermer derrière la notion de comportement, laquelle englobe, on le sait, aussi bien le mouvement d'un poulpe et les bonds d'un fauve que la course alentie de la girafe ou les battements d'aile d'un canard s'élevant d'un étang. Tout et n'importe quoi du monde animal, autrement dit tout ce que les bêtes savent faire, tout ce qu'elles font.
De ces trajectoires coutumières ou explorées et des arrêts qui les scandent, de ce qui arrive véritablement aux bêtes, nous ne savons pas grand-chose et même si nous pouvons nous le figurer vaguement, c'est à travers le filtre de nos propres impressions : or ce dont il faudrait pouvoir disposer, c'est d'une traduction de l'impression elle-même, c'est d'un accès aux modes d'existence et de durée des impressions et des sensations animales, autrement dit des moyens de nous figurer comme de l'intérieur la qualité et la forme des percepts et des émotions grâce auxquels la vie pour les animaux se déploie. Étrangement, à cet univers pour nous fermé et sans noms, les verbes, sous leur forme infinitive semblent pouvoir introduire un peu mieux : génériques, c'est comme s'ils se situaient dans une sorte de plein emploi du sens, antérieur à la dénomination proprement dite : là où les substantifs ou les adjectifs se démarquent comme des points, les infinitifs adviennent comme des lignes, ou font advenir des lignes, et ces lignes, non seulement on peut dire que les animaux les écrivent, mais aussi qu'on peut les suivre - et donc les lire, les déchiffrer. Voler ou nager, respirer, dormir, guetter, fuir, bondir, se cacher, et ainsi de suite, jusqu'à mourir : on voit bien qu'à travers cette forme verbale quelque chose malgré tout de la vie et de la vivacité animales est attrapé : très peu sans doute, mais juste assez pour qu'à ce contact le verbe lui-même se recharge et s'entrouvre. Par exemple voler, par exemple dormir. Voler, soit quelque chose que nous ne savons pas faire et dont nous ne savons au fond quasiment rien. Dormir, soit quelque chose au contraire dont nous avons la pratique, mais dont nous ne savons pas tout. 
Et bien suivons alors ces deux lignes, ces deux lignes silencieuses telles qu'avec les animaux elles partent devant nous. Celle du vol, pour commencer, qui est vraiment une ligne au sens le plus strict, une ligne rapide et éphémère, qui s'efface aussitôt apparue, qui s'efface en apparaissant, faisant de celui qui la trace, si léger, parfois quelques grammes, un projectile qui s'envoie dans l'espace : envoyé en l'air, l'expression est connue et d'emploi trivial, mais si on la restitue à son sens premier, alors on voit que tels sont les oiseaux, ou les chauves-souris, envoyés en l'air, s'y envoyant et s'y voyant, et peut-être aussi envoyés, disposant en tout cas d'un savoir que l'on peut certes remiser comme un simple savoir-faire ou une technique acquise mais qui semble pourtant tout autre et pouvoir figurer, comme Rilke l'indiqua, une entrée dans l'ouvert, et je précise, il le faut, que l'ouvert - auquel je pense qu'il ne convient pas de mettre de majuscule parce qu'il doit rester, lui aussi infinitif, infini - n'est en rien une simple métaphore ou une abstraction, ou que du moins s'il en est une, c'est en établissant de façon absolument concrète comme un retrait ou une absence de matière, ce qui veut dire que voler c'est faire l'expérience de l'espacement et habiter à même l'intervalle, dans la plénitude vide de l'intervalle, et que cette expérience, visiblement, contient une joie, celle qui se donne - à entendre aussi - de façon éperdue avec les tournoiements des étourneaux ou les stries des hirondelles quand le jour finit, celle aussi, qui n'est sûrement pas moindre, de ces glissés nocturnes des diverses chouettes, ducs et hiboux froissant à peine l'obscurité d'un trait encore un peu plus descendu dans le silence. Et si le mot "joie" doit choquer, tant pis, là aussi ce dont il serait question c'est d'une traduction qui porterait le sens de ce qu'en tant qu'hommes nous connaissons de la joie vers le prodige de cette évasion hors de la pesanteur dont les oiseaux, qui y sont jaillissants, sont les signes et de telle sorte aussi qu'il pourrait y avoir là un effet de retour, le sens et la sensation du vol, lancés très loin dans l'imaginaire, ouvrant l'espace comme de l'intérieur pour que notre contemplation s'en imprègne et que se propage dans notre pensée le sens rayonnant et dilaté de ce qui s'ouvre et n'est qu'ouverture.
 A quel point nous sommes éloignés de toute accointance au vol (être assis dans une carlingue n'a, faut-il le rappeler, rien à voir avec voler), je m'en suis rendu compte un soir, tragiquement, en voyant tomber à quelques pas de moi et de ma compagne un homme qui s'était jeté de la fenêtre d'un hôtel, rue de l'Odéon, à Paris. Le résultat de ce geste, la chute, avec le contact au sol qui s'ensuit, n'était pas le pire, ou du moins le plus effrayant. Disloqué comme celui d'un pantin, le corps de cet homme, en un sens, n'était ni plus ni moins qu'un corps accidenté par rapport auquel une série d'actions était à engager, mais ce dont je me souviens vraiment, c'est de ce qu'eut de terrible l'image - encore en l'air - de ce même pantin, les bras plus ou moins en croix, épouvantail affreusement lesté par son désespoir et tellement attiré par le sol, tellement incapable, à l'évidence, c'était même dans cette évidence qu'il tombait, tellement incapable de voler qu'à travers lui ce n'était pas seulement son destin personnel mais toute l'humanité qui semblait devoir s'écraser au sol. Ce souvenir - et l'utilisation que j'en fais ici - ne sont guère légers sans doute, mais du moins est-il possible, en les restreignant à la dimension objective d'un pur négatif, d'imaginer à l'opposé la consistance d'un univers d'élans, de lignes courbes ou droites, plongeantes, remontantes, non subies, libres, parcourant l'espace en tous sens et sans laisser de traces. Autrement dit l'ouvert, mais tel que les oiseaux le dictent, tel qu'ils en entonnent et raffinent continûment la diction.(...)"

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