lundi 18 février 2013

Le nihiliste de papier et le ressentiment


On achève la lecture du riche et stimulant essai de Luc Boltanski Enigmes et complots Une enquête à propos d'enquêtes (Gallimard, 2012). La sociologie et le roman policier, la paranoïa et le roman d'espionnage naissants y sont décortiqués dans une réflexion sur les relations entre pouvoir, état et société, entre "réalité" et "monde" ou encore entre réalité de surface et réalité réelle. Pour en savoir plus, voir la quatrième de couverture et un compte-rendu par Bruno Latour.
Ci-dessous, l'extrait d'un chapitre intitulé Nihilisme, ambivalence et ressentiment dans la cinquième partie de l'ouvrage consacrée à L'interminable enquête des "paranoïaques" (pp. 257-260).

"Une des spécificités du motif de l'intellectuel surnumérique, médiocre, révolté (et potentiellement paranoïaque) est d'associer deux motifs, qui accompagnent le développement des sciences sociales, soit, d'une part, un motif démographique et économique et, d'autre part, un motif psychologique. Le motif démographique et économique met l'accent sur la disproportion entre, d'un côté, le nombre d'hommes prétendant détenir un savoir (d'ailleurs jugé médiocre), parce qu'ils sont passés par l'école et l'université, et, de l'autre, l'insuffisance des positions sociales susceptibles de les absorber. Le motif psychologique prend appui sur le schème, dont Max Scheler nous a donné une illustration, celui du ressentiment. C'est à la conjonction de ces deux motifs que se trouve le danger révolutionnaire. L'individu envahi par le ressentiment n'a pas, en effet, un désir qui lui serait propre, lié à sa condition sociale, comme c'est le cas des gens du peuple. Il convoite exactement la même chose que ce à quoi les êtres qui lui sont supérieurs sont attachés, mais sans pouvoir l'obtenir. Cela l'entraîne dans une spirale de violence qui est, indissociablement, une violence à l'égard des dominants et de leurs valeurs, et une violence contre soi-même.
La caractéristique principale du ressentiment, maladie des intellectuels ratés, dont la paranoïa est la limite, est donc d'engendrer une insatisfaction et, à sa suite, une révolte, qui se trouvent détachées de tout objet réel. Ayant, en quelque sorte, un caractère existentiel, elles ne peuvent être ni satisfaites, ni contrecarrées, par les moyens habituels qui sont ceux, soit de la répression - la défense des intérêts privés assurée par la violence d'Etat -, soit de l'octroi d'avantages d'ordre strictement économique. Face aux revendications, aux insurrections et aux violences populaires, les gouvernants et la bourgeoisie ont acquis, ou croient avoir acquis, une sorte de savoir-faire, qui trouve d'ailleurs un appui théorique solide dans la morale utilitariste et dans l'économie politique. Une fois que l'on a compris ce que veut le peuple, et ce qu'il veut a toujours trait à des objectifs matériels, on peut mettre un terme à l'émeute par un savant mélange de répression et de satisfaction (habituellement sur des points secondaires). L'émeute, pas plus que le crime, n'échappe à l'emprise du calcul. Mais, face à des hommes mus par la passion du ressentiment, et par la sourde haine de soi engendrée par l'échec, la gestion prudente de la chose publique devient très difficile.
Le trope de la paranoïa se trouve ainsi associé, par le truchement du ressentiment qui affecte l'intellectuel déclassé, à celui du nihilisme dont l'anarchiste est l’incarnation. La littérature européenne de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle accorde une place de premier plan à la figure de l'anarchiste, sans commune mesure avec le rôle relativement secondaire qu'ont joué les mouvements anarchistes dans la vie politique durant la période. Uri Eisenzweig, dans Fictions de l'anarchisme, qui constitue l'analyse la plus fouillée de la relation entre anarchisme et littérature à la fin du XIXe siècle, montre ainsi que la fascination exercée par le "péril anarchiste" sur les médias et sur les écrivains précède la vague d'attentats des années 1892-1894. Le pouvoir y répondra par le vote des "lois scélérates" - selon l'expression d'Emile Pouget - de 1893-1894. Ces lois avaient notamment pour objectif non seulement de punir l'acte et la "provocation directe" à agir, mais aussi la "provocation" dite "indirecte" et l'"apologie", en sorte qu'elles s'en prenaient à la liberté de parole et visaient à la fois les auteurs d'attentats et les journalistes ou les écrivains jugés favorables aux anarchistes, et d'ailleurs aussi aux socialistes, ou manifestant une "sympathie", voire une tolérance, à leur égard.
L'anarchiste ou le nihiliste de papier ne repose pas sur une base documentaire solide. Même lorsque le portrait se prétend réaliste - comme, par exemple, chez Conrad -, il est surtout métaphysique. Ce qui caractérise l'anarchiste de roman est la position ambivalente qu'il occupe par rapport à la structure des classes sociales. C'est avant tout un déclassé, et ce déclassement est mis au principe du ressentiment qui l'anime et qui le pousse au nihilisme, c'est-à-dire au désir de destruction totale fondé sur une haine généralisée en tant qu'expression déplacée sur la société d'une haine de soi qui ne peut être regardée en face. Dans ce tableau, la relation aux études, à la culture et au savoir occupe donc une place centrale. L'anarchiste nihiliste peut être issu d'une famille honorable appartenant à la bonne société et avoir mené de solides études, mais sans être parvenu à occuper la position sociale correspondante. Cela pour des raisons qui tiennent, le plus souvent, aux circonstances de son enracinement dans la parenté, qui ont dépouillé cet héritier potentiel de son héritage, soit que sa famille soit ruinée, soit qu'il ait été, pour un motif ou pour un autre, déshérité, soit encore qu'il s'agisse d'un cadet ou d'un enfant illégitime. Il est présenté alors comme doué d'une intelligence, d'un savoir et d'une culture hors du commun, mais ces capacités exceptionnelles sont entièrement mises au service du mal, de la haine et de la destruction (c'est, par exemple - on l'a vu -, le cas de Moriarty dans les histoires de Sherlock Holmes). Mais il peut s'agir aussi d'enfants du peuple, qui sont parvenus à se doter d'une culture rudimentaire et de demi-savoirs, acquis soit de façon autodidacte, en suivant les cours du soir dispensés par les organisations ouvrières, soit en profitant de l'inconséquence des sociétés modernes qui lui ont permis d'accéder aux échelons supérieurs des universités, dont ils sont sortis sans diplômes monnayables sur le marché du travail. Ce fossé entre leurs aspirations de jeunesse et la condition sociale misérable qui est la leur fait d'eux des êtres aigris, méprisants, agressifs, prétentieux, envieux, toujours prêts à surestimer leurs propres capacités. Il les conduit aussi à mépriser ceux qui occupent des positions modestes mais honorables dans la société où ils jouent un rôle utile, en fonction de leurs mérites, de leur travail et d'un bon usage de la raison calculatrice permettant d'envisager avec réalisme ce qu'il est possible d'escompter étant donné des capacités et des moyens limités."

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