vendredi 4 janvier 2013

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J'ai répondu à quelques  questions pour la revue Sciences et Avenir. Merci à Arnaud Devillard. Pour lire l'interview, aller voir ou ci-dessous. Mes réponses ont été raccourcies par souci de concision, mais ce n'est pas grave.

SHAMA. En 1889, le phonographe Edison existe depuis une douzaine d’années. C’est avec cet appareil que le tout premier enregistrement connu du chant d’un oiseau est réalisé par... un enfant de huit ans ! L’Allemand Ludwig Koch, futur preneur de son spécialiste de l’enregistrement de chants d’oiseaux et de sons urbains, avait en effet l’habitude de traîner son phonographe dans la ménagerie familiale. Il capta ainsi le chant d’un shama à croupion blanc, inaugurant de ce qui allait devenir une véritable discipline : l’audio-naturalisme.
Alexandre Galand, docteur en histoire, art et archéologie, détaille cette pratique méconnue dans un livre, Field recording. Enregistrements de la faune (biophonie), bruit de la pluie, du vent, des volcans, des vagues (géophonie), sans oublier les captations de musiques du monde entier, dans les îles du Pacifique, chez les Inuits, au Rajasthan ou dans le Mississippi, l’exercice se situe à la croisée de la démarche artistique et scientifique.

Sciences et Avenir: A la lecture de votre livre, les disques de chants d’oiseaux semblent avoir d’abord une vocation artistique. Ont-ils aussi une visée scientifique ?
Alexandre Galand: L’audio-naturalisme s'est principalement développé en dehors du cadre de la recherche académique. La dimension artistique de cette pratique paraît évidente : on n’enregistre et on n’édite pas de la même manière un chant d’oiseau, le brame du cerf ou le roulement des vagues. Cela dit, l’audio-naturalisme relève de plusieurs domaines scientifiques : la biologie, l'acoustique ou la géographie, et l’audio-naturaliste est souvent un bon naturaliste avant tout.
Les disques engendrés peuvent donc être écoutés pour le loisir, l'évasion, mais aussi participer d'une prise de conscience des problèmes écologiques de notre temps. Sans oublier la portée éducative; je pense aux guides conçus pour apprendre à reconnaître les chants et cris d’oiseaux.

SetA: De tels enregistrements ont-ils suscité de réelles découvertes ?
AG: C’est en tout cas un terrain d’études très fertiles. Il suffit pour s’en rendre compte de consulter la revue Bioacoustics.
Il faut aussi mentionner l’existence de la zoomusicologie. Cette discipline, contestée, étudie les aspects musicaux des productions acoustiques animales : les structures, les répétitions ou encore la durée des intervalles des cris et chants animaux.
Pour les domaines qui m’intéressent, c’est-à-dire ceux du disque et des interpénétrations entre art et science, je retiens le cas du compositeur californien David Dunn. Pour son disque The Sound of Light in Trees, il a conçu un système d’enregistrement de très petite taille afin de révéler le paysage sonore de l’intérieur d’un pin à pignons, un arbre du nord du Nouveau-Mexique. Dunn souligne alors un problème écologique majeur : la prolifération des scolytes. Ces coléoptères xylophages consomment habituellement le bois des arbres les plus faibles et participent ainsi à la régénération des forêts. Or, avec le changement climatique entraînant des hivers plus chauds, ces insectes ont tendance à se multiplier et à décimer des forêts entières. Dunn a collaboré avec des agents forestiers afin de localiser les populations d’insectes sur le point de s’activer, en se fondant sur leur production sonore. Ce travail a permis de prendre des mesures pour freiner l’expansion des colonisateurs.

SetA: Et dans le domaine des musiques traditionnelles ?
AG: Là, l’origine de la captation de musiques sur le terrain (field recording, en anglais, ndlr), est directement liée au domaine scientifique. Jusqu’aux années 1950 et 1960, ce sont presque uniquement des ethnomusicologues qui enregistrent. La pratique n’est pas encore disponible pour le tout venant, notamment en raison du coût des appareils que seules des institutions officielles peuvent prendre en charge.

SetA: Que recherche l'ethnomusicologue ?
AG: Il serait difficile de le résumer en quelques phrases, mais disons que l’ethnomusicologie s’intéresse notamment aux origines de la musique (qui d’après certains serait apparue avant le langage). Qu’est-ce qui, parmi les différentes productions sonores humaines, peut être considéré comme de la musique, et par qui ? Existe-t-il des universaux, c’est-à-dire des traits communs à des groupes humains parfois très éloignés géographiquement, dans la pratique, la manière de penser et les structures de la musique ?
Avec des gens comme Alan Lomax, Hugh Tracey ou Deben Bhattacharya apparaissent ensuite des collecteurs de musiques non plus seulement intéressés par leur portée scientifique, mais aussi par leur valeur patrimoniale et leur capacité à susciter l’émotion. Transmettre ces musiques vers un plus large public est d’une importance capitale.

SetA: Côté technique, on est passé du phonographe au nagra et aujourd’hui aux enregistreurs numériques. Cette évolution vers plus de maniabilité a-t-elle fait évoluer le « field recording », tant dans sa pratique que dans ses contenus ?
AG: Jusqu’au milieu du 20e siècle, la durée d’un enregistrement au phonographe est très limitée. Avec l’invention du magnétophone, mais aussi avec les disques 33-tours de longue durée, on a pu donner une meilleure idée de ces sons et musiques et de leur contexte d’exécution.
Il reste que l’usage du matériel le plus sophistiqué n’est jamais une garantie de réussite artistique. Dans l’enregistrement de terrain, l’écoute est une étape primordiale. Savoir réagir de manière sensible, parfois intuitive, à l’irruption de phénomènes sonores intéressants est tout aussi important. La technique ne favorise en rien ces aptitudes.

SetA: Vous expliquez qu’il existe de moins en moins d’espaces vierges, que les captations de sons de la nature sont souvent parasitées par la présence humaine. Faut-il la gommer ? D’autant que le numérique facilite les choses..
AG: La possibilité de manipuler des sons n’a pas attendu le numérique pour se développer. Echantillonner des disques, découper la bande magnétique, accélérer ou décélérer, ajouter des effets : tous ces procédés existent depuis des décennies.
Dans le cadre de l’audio-naturalisme, l’opérateur doit au minimum restituer des enregistrements respectant la cohérence écologique (cohabitation des espèces). Pour le reste, gommer la présence humaine est impossible, l’enregistrement lui-même est dû à la présence et à l’action d’un audio-naturaliste ! Ensuite, en occultant les bruits d’origine anthropique (rumeur urbaine, moteurs d’avions), ne risque-t-on pas de transmettre un fantasme de nature plutôt que sa réalité, même si celle-ci est décevante ? Ce choix revient à l’opérateur.

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