dimanche 13 janvier 2013

Paradigme indiciaire (3)


John Berger (pour le texte) et Jean Mohr (pour les photographies) ont composé avec Un métier idéal. Histoire d'un médecin de campagne (première édition en anglais en 1967) un portrait, grave et profond, du médecin anglais John Sassall. Où l'on peut songer en passant à la notion décisive de "symptôme"...

"C'est une femme d'environ trente-sept ans. Il flotte encore autour d'elle un petit air d'écolière : l'une parmi les filles les moins intelligentes, physiquement plus développée que les autres, mais que la maturité physique a déjà rendue lente et maternelle plutôt que vive et séduisante. Ce sont les dernières traces qui flottent encore autour d'elle. D'ici deux ans, elles auront disparu. Elle s'occupe de sa mère, et c'est en général pour la mère et non pour la fille que le médecin se rend au cottage.
Il a vu la fille pour la première fois dix ans auparavant. Elle avait un rhume, elle toussait et se sentait faible. Sa radio des poumons était normale. Il avait l'impression qu'elle désirait parler de quelque chose. Elle ne le regardait jamais en face mais ne cessait de lui jeter de petits coups d'oeil anxieux comme si elle pouvait ainsi le rapprocher d'elle. Il l'interrogea mais ne parvint pas à gagner sa confiance. 
Quelques mois plus tard, elle souffrit d'insomnie et d'asthme. Tous les tests d'allergie se révélèrent négatifs. L'asthme empira. Quand il la voyait, elle lui souriait à travers sa maladie. Elle avait les yeux ronds d'un lapin. Elle craignait tout ce qui se trouvait à l'extérieur de la cage de sa maladie. Lorsqu'on l'approchait de trop près, ses yeux se plissaient comme la peau autour du nez d'un lapin. Son visage était pourtant presque dépourvu de rides. Il avait la conviction que son état résultait d'une tension émotionnelle extrême. Toutes deux, sa mère et elle, affirmaient cependant qu'elle n'avait pas de soucis.
Deux ans après, il découvrit l'explication par hasard. Il avait été appelé au milieu de la nuit pour un accouchement. Trois femmes du voisinage étaient là. Pendant qu'il attendait, il but une tasse de thé dans la cuisine en leur compagnie. L'une d'elles travaillait dans une grande laiterie industrielle de la ville la plus proche desservie par le chemin de fer. La fille asthmatique y avait également travaillé dans le temps. Il s'avéra que le directeur - un membre de l'Armée du Salut - avait eu une liaison avec elle. Bien sûr, il avait promis de l'épouser. Puis, saisi de remords et de scupules religieux, il l'avait abandonnée. S'était-il agi d'une véritable liaison, ou l'avait-il simplement, un soir, conduite par la main hors de la crèmerie jusqu'à son bureau avec ses fauteuils en cuir ?
Le médecin interrogea de nouveau la mère. Sa fille lui avait-elle paru heureuse quand elle travaillait à la laiterie ? Oui, parfaitement heureuse. Il posa la même question à la fille. Elle sourit dans sa cage et fit oui de la tête. Puis il lui demanda de but en blanc si le directeur ne lui avait pas fait des avances. Elle se figea - comme un animal qui se rend compte qu'il lui est impossible de fuir. Ses mains s'immobilisèrent. Sa tête demeura tournée sur le côté. Sa respiration devint inaudible. Elle ne répondit jamais.
Son asthme persista et provoqua une insuffisance respiratoire. Elle survit grâce aux stéroïdes. Son visage est lunaire. Ses yeux sont placides. Par contre, ses sourcils, ses paupières et la peau tirée sur ses pommettes tressaillent à chaque mouvement et chaque bruit qui pourraient annoncer quelque chose d'inattendu. Elle s'occupe de sa mère, quitte très rarement le cottage. Quand elle rencontre le médecin, elle lui sourit comme elle sourirait sans doute au soldat de l'Armée du Salut.
Avant, l'eau était profonde. Puis est venu le torrent de Dieu et de l'homme. Et ensuite les hauts-fonds, clairs mais toujours remués, toujours irrités par leur propre manque de profondeur comme par une allergie. Il y a un coude de la rivière qui rappelle souvent son échec au docteur."

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