vendredi 26 octobre 2012

Mnémotourisme (12)







On part dans la Meuse pour y assister au Festival Densités (avec des concerts et performances d'Albert Marcoeur, Christine Groult, Yan Jun, ERikm, Lee Patterson, Evan Parker, Xavier Charles et bien d'autres). On s'y rend aussi pour passer par Les Eparges, le Saillant de Saint-Mihiel, l'Argonne et autres sites autour de Verdun. Muni d'un ouvrage inspiré de la collection des Guides illustrés des Champs de bataille de Michelin (une trentaine de titres initialement parus dès 1917 alors que le fracas de la guerre ne s'est pas encore éteint), on s'imprègnera de l'atmosphère de hauts lieux de la Grande Guerre, à la recherche, peut-être, d'une mémoire qui n'est plus vraiment la nôtre, mais qui nous tient étrangement à cœur.
Les illustrations ci-dessus sont des publicités d'époque pour ces fameux guides Michelin. On pourrait en dire pas mal de choses, mais... une autre fois peut-être...


mercredi 24 octobre 2012

Les Premiers Hommes


Pour le peintre Cornelis van Dalem (avant 1535 - 1573), les Premiers Hommes vivent dans des cabanes adossées à des falaises, mènent des troupeaux de vaches, chèvres et moutons. Ils portent des fourrures. Ils ont domestiqué le chien et cohabitent avec des poules, des oies et des canards. Leurs enfants défèquent devant l'habitation. Il n'y a pas de feu, pas de métal visibles. Ils sont propriétaires et sont heureux. 
Par quels textes cette vision de la "préhistoire" (a priori plus proche du néolithique que des commencements supposés de l'humanité) s'est-elle forgée ? Lucrèce (1er siècle avant JC) et sa description des premiers temps de l'humanité dans De natura rerum viennent à l'esprit, mais comme le montre l'extrait du livre 5 ci-dessous (vers 961-1052, traduit par André Lefèvre), des différences subsistent entre l'écrit du poète latin et la représentation de Van Dalem. Alors ?
Pour une meilleure image du panneau, voir ici sur le site du Boijmans van Beuningen à Rotterdam où il est conservé.

"Lorsque l'homme apparut sur le sein de la terre,
Il était rude encor, rude comme sa mère ;
De plus solides os soutenaient son grand corps,
Et des muscles puissants en tendaient les ressorts.
Peu de chocs entamaient sa vigoureuse écorce ;
Le chaud, le froid, la faim, rien n'abattait sa force.
Des milliers de soleils l'ont vu, nu sous le ciel,
Errera la facondes bêtes. Nul mortel
Ne connaissait le fer ; nul, de ses bras robustes,
Ne traçait de sillons et ne plantait d'arbustes.
Point de socs recourbés, alors ; point de ces faux
Qui des grands arbres vont trancher les vieux rameaux.
Les bienfaits de la terre et des cieux, les largesses
Du soleil, c'étaient là nos uniques richesses.
Satisfaits de ces dons spontanés, nos aïeux
Sous les chênes des bois paissaient insoucieux ;
Ou bien sous l'arbousier leur main cueillait ces baies
Que les hivers encore empourprent dans nos haies.
Dans ces temps reculés, le sol plus généreux
Leur prodiguait des fruits plus gros et plus nombreux; 980
Et, large table offerte à la naissante vie,
La Nature épandait sa nouveauté fleurie.
Invités par la rive, ils buvaient aux ruisseaux ;
Ainsi, tombant des monts, la fraîche voix des eaux
Appelle encore au loin les bêtes altérées.
Vers la nuit, ils gagnaient les demeures sacrées
Des Nymphes, d'où les flots des sources, épanchés
En nappes sur le flanc des humides rochers,
De chute en chute allaient au sein des mousses vertes
Jaillir et bouillonner dans les plaines ouvertes.
Les usages du feu leur étaient inconnus.
Ne sachant même pas faire à leurs membres nus
Un grossier vêtement des dépouilles des bêtes,
Aux cavités des monts se cherchant des retraites,
Tapis sous les forêts, de broussailles couverts,
Ils évitaient la pluie et l'injure des airs.
Point de rapports amis, point d'action-commune.
Ravisseur du butin livré par la fortune,
Chacun se conservait, chacun vivait pour soi.
La faim était leur guide et la force leur loi. 1000
Le mutuel désir de Vénus animale
Ou la brutalité furieuse du mâle
Accouplait les amants sous les rameaux des bois.
Parfois l'offre d'un fruit, quelque poire de choix,
Des glands même, payaient les faveurs amoureuses.
Leurs pieds étaient légers et leurs mains vigoureuses ;
Et les pierres de loin, les lourds bâtons de près
Abattaient sous leurs coups les monstres des forêts.
Vainqueurs souvent, parfois fuyant devant leurs proies,
Pareils aux sangliers vêtus de rudes soies,
Où les prenait la nuit, ils livraient au repos
Leurs corps enveloppés d'herbe et de rameaux,
Et, dans la morne paix d'un sommeil taciturne,
Sans troubler de leurs cris l'obscurité nocturne,
Sans chercher le soleil perdu, silencieux,
Nus sur la terre nue, attendaient que les cieux
Au rayonnant flambeau rouvrissent la carrière.
Sûrs de voir avec l'ombre alterner la lumière,
Ils ne s'étonnaient pas de la fuite du jour ;
Et, dès l'enfance instruits de son constant retour, 1020
Ils ne redoutaient pas qu'une nuit éternelle
Dérobât pour jamais la lampe universelle.
Bien plutôt craignaient-ils les funestes réveils
Dont l'embûche des nuits menaçait leurs sommeils.
Souvent le brusque assaut du sanglier, l'approche
Du lion les chassaient de leurs abris de roche,
Et, dans l'ombre, effarés, ils s'échappaient, laissant
Leurs couches de feuillage à ces hôtes de sang.
Ne crois pas que la mort en sa rigueur première
Fermât beaucoup plus d'yeux à la douce lumière.
Certes, plus d'un, surpris et, lambeau par lambeau,
Tout vif enseveli dans un vivant tombeau,
Pantelante pâture offerte aux représailles,
Voyant la dent vorace entamer ses entrailles,
Remplissait les forêts de cris désespérés.
Ceux que sauvait la fuite, à moitié dévorés,
De leurs tremblantes mains couvraient leurs noirs ulcères
Et suppliaient la mort de finir leurs misères,
Sans secours, et laissant les vers cruels tarir
Leur vie avec le mal qu'ils ne savaient guérir. 1040
Mais on ne voyait pas, comme au siècle où nous sommes,
La guerre en un seul jour faucher des milliers d'hommes,
Ni contre les écueils les colères des flots
Ecraser le navire avec les matelots.
C'est en vain que la mer, sans objet irritée,
Déposait par instant sa menace avortée;
Le sourire menteur de ses apaisements
N'attirait pas de proie en ses pièges dormants ;
L'art naval, art mauvais, restait dans l'ombre encore.
On mourait de besoin ; nous mourons de pléthore.
On prenait le poison par mégarde ; aujourd'hui
L'on ne sait que trop bien l'apprêter pour autrui."

dimanche 21 octobre 2012

L'usage sonore du monde (9)




Dans la série des nombreux albums issus d'enregistrements d'Alan Lomax, Prison Songs Historical Recordings from Parchman Farm 1947-48 tient à notre avis une place particulière. Pour son contenu historique, social et politique bien sûr. Mais aussi pour cette musique, grave et lancinante, indissociablement liée au travail forcé et à l'enfermement.
Ces jours-ci paraît enfin une traduction de The Land Where the Blues Began, Le pays où naquit le blues (Les fondeurs de briques, 2012), soit un épais recueil des souvenirs d'Alan Lomax consacré à ses collectes de musiques dans le Sud des États-Unis. Lomax y conte sa rencontre avec une musique, mais aussi, et c'est peut-être là l'aspect le plus intéressant du livre, avec des personnes aux vies diverses, croisées dans les églises, les plantations et les pénitenciers. Ci-dessous, un extrait des belles pages consacrées à la prison de Parchman Farm (pp. 366-367). Les photos en haut (de 1959) sont issues des très riches collections en ligne de Cultural Equity.

"Un enfer brûlant
Whan I get back home, I'm gonna walk and tell
That Brazos River is a burning hell.
(Quand je rentrerai chez moi, j'vais marcher en racontant
Que la rivière Brazos est un enfer brûlant.)

J''avais dix-sept ans lorsque j'entendis cette chanson pour la première fois. Je scrutai les visages noirs et couverts de poussière des détenus qui chantaient - la honte et la colère se déversèrent sur moi. Ce sont mes frères, ce sont mes frères, ne cessais-je de me répéter. A partir de leur douleur, ils ont créé un fleuve de chant. Comment pourrais-je leur revaloir cette beauté si durement gagnée ?
Je jetai un coup d'oeil vers les gardiens coiffés de Stetson, dans le dortoir. Là-bas, un visage flasque et cuit par le soleil près de la fenêtre, les mâchoires remuant, monotones, sur une chique, les dents gâtées et jaunies ressortant de temps à autre, tels les crocs d'un vieux loup, les yeux jaunes d'un loup ; là-bas, un gars à la bouche de poisson-chat, en train de ronfler contre les barreaux noirs, ses petits yeux exorbités plombés de sommeil ; à côté de lui, un jeune détenu noir debout penché contre les froids barreaux, les étreignant contre sa poitrine comme pour étouffer le vide brûlant qui le consumait - une gazelle entre deux tigres. Même si la gazelle avait tué, son geste était commis dans la passion ; en revanche, les gestes des tigres, ses gardiens, étaient d'une brutalité achevée et payée, conçue pour briser les esprits d'autres hommes et les forcer à se courber comme des esclaves.
Dans l'intervalle, les voix puissantes des détenus se mêlèrent et firent monter leur chant comme le faitage de marbre planté sur des colonnes d'harmonie aussi brillantes que l'onyx. Ils chantaient à cause d'une détresse abjecte et d'un désespoir absolu et, pourtant, le son était majestueux, aussi large que les vastes champs de canne à sucre, aussi élevé que là-haut le ciel bleu du Texas. De même, les ancêtres africains parlaient directement, par le chant, à leur panthéon ancestral, en appelant aux dieux du tonnerre, de la mer et de la tombe ; de même, leurs ancêtres esclaves apprenaient à parler directement aux héros de l'Ancien Testament, au vieux Noé, au petit David, à Jean le Révélateur, de même, ces détenus du Texas parlaient au soleil, s'adressant à lui familièrement sous le nom d'Old Hannah.

Go down, Ol Hannah, doncha rise no mo,
If you rise in the morning, bring Judgment Day !
(Descends, vieil Hannah, ne te lève plus
Si tu te lèves le matin, amène le Jour du Jugement !)

Un jour, l'Amérique, un jour, le monde entier écoutera avec respect leur chant, gravé de manière impérissable avec une aiguille de diamant sur l'un de ces disques d'aluminium, qui étincelèrent et tournèrent sous la lumière de cet après-midi d'il y a longtemps."


mercredi 17 octobre 2012

La danse des possédés (44)



"So good luck suckers, I'm on my way/I've been here forever and a day."
Bon vieux Howe.

mardi 16 octobre 2012

Où est le centre du monde ?




 

 


 


En songeant encore à L'entretemps de Patrick Boucheron (Verdier, 2012), on observe ces différentes représentations du monde, élaborées par des savants à divers moments et en divers lieux de l'histoire. Où l'on constate la variabilité des points de vue adoptés et où l'idée d'un centre achevé et définitif est réduite en poussière.
De haut en bas, on trouve une reconstitution (datant de 1898) de la carte de Pomponius Mela (vers 43), une reconstitution (du 15e siècle) de la carte de Ptolémée (vers 90-168), la Mappa Mundi du moine espagnol Beatus de Liébana (mort en 798) dans son Commentaire de l'Apocalypse de Jean, le monde orienté sud/nord du géographe et botaniste arabe Al Idrissi (vers 1100-1165), la carte du couvent bénédictin d'Ebstorf (vers 1300, détruite pendant le bombardement d'Hanovre en 1943), la Mappa Mundi d'Hereford (vers 1300), l'incroyable carte Kangnido, réalisée en Corée en 1402 d'après des sources chinoises (voir la taille de la Chine au centre par rapport à l'Europe, l'Afrique et le Moyen Orient au niveau des deux péninsules à gauche, cliquer ici pour en savoir plus, ça en vaut la peine), et l'Atlas d'Andrea Bianco (1436).
Ces illustrations et informations sont issues de l'article 'mappemondes anciennes' (sur W...) dont les différents liens donnent plus d'information sur chacune de ces représentations.

vendredi 12 octobre 2012

L'usage sonore du monde (8)


Il faut le dire, l'usage sonore du monde, c'est aussi cette manière qu'ont certains de faire claquer et résonner les Mots.
Pour différentes raisons, le titre de notre ouvrage à paraître rend hommage à un récit célèbre de Nicolas Bouvier. Pour que cet espace ne soit pas en reste, on livre ci-dessous un extrait d'un texte renversant découvert récemment : Thesaurus Pauperum ou la guerre a huit ans (1988).

"Il m'a fallu attendre ma dix-neuvième année pour comprendre, en assistant à l'agonie d'un rat dans une taverne de Bosnie, que tout était affaire de sang pulsé. Une ménagère qui fait le lit conjugal pulse à travers oreillettes et ventricules environ cent quatre-vingt litres de sang. Un rat qui fait son nid avec la frénésie propre à son engeance doit, malgré sa petite taille, en pulser presque autant. Les amours et la musique bosniaque sont également affaire de sang pulsé. Et finalement tout : si les milliards de litres chassés à chaque instant dans nos milliards de poitrines se retournaient tout d'un coup pour voir si quelqu'un les suit, tout ce rouge se caillerait dans nos artères et cette planète n'aurait, pour moi au moins, plus aucune raison de tourner.
Ce café bosniaque du début des années cinquante était carrément moche. A cause d'une cimenterie voisine, les nappes souillées étaient couvertes d'une impalpable et tenace poussière grise. La sirène des usines avait sonné six heures. Les ouvriers buvaient du pruneau dans de larges verres et croquaient des oignons. Certains d'entre eux étaient saouls avant d'aller au travail ; l'un ou l'autre allait, parions, laisser une phalange ou un pied dans les dents d'une machine. J'étais moi-même gris de fatigue d'avoir conduit toute la nuit. Et il y avait ce rat qui longeait une plinthe, allant à ses affaires sans savoir mieux qu'aucun de nous laquelle était la plus profitable ou la plus urgente. Ceux qui étaient ivres lui ont jeté leur verre pour l'assommer. Un éclat lui a tranché la carotide gauche et il a continué tout bonnement son chemin, aspergeant régulièrement de sang le mur qu'il longeait, laissant sur la paroi une sorte de message rouge en morse, puis il tomba sur le côté, bascula sur le dos dans les hourras du café et mourut. Quand ce sang pulsé qui est notre gloire mais aussi notre fragilité trouve une issue interne ou externe - anévrisme-éclair ou couteau d'assassin -, il vaut mieux connaître par cœur ses prières et qu'elles soient courtes : on disparaît vite même si c'est en dansant."

Au-dessus, le dessin de Thierry Vernet qui ouvre L'usage du monde.

jeudi 11 octobre 2012

La danse des possédés (43)





Ce matin, dans le train, j'ai senti pour la première fois de l'automne l'odeur d'une orange qu'on épluche. Et c'était bel et bon.

mercredi 10 octobre 2012

Il n'y en aura probablement pas pour tout le monde


Lecture éblouissante de L'entretemps. Conversations sur l'histoire de Patrick Boucheron (Verdier, 2012, extrait ci-dessous pp. 47-48) où l'auteur, en partant d'une analyse des Trois philosophes de Giorgione (Kunsthistorisches Museum, Vienne), se livre notamment (l'ouvrage est d'une trop grande richesse pour le résumer en deux lignes) à un démontage de "la grande découverte des Grandes Découvertes", à une analyse des "espacements du politique", mais encore à une "expérience de défamiliarisation des siècles". A noter que l'Histoire du monde au XVe siècle, monumentale entreprise dirigée par Patrick Boucheron vient d'être rééditée en poche et c'est un bonheur d'y piocher, autant pour le savoir pur qu'elle dispense que pour sa méthodologie du dépaysement, de l'entretemps et du décentrement.

"C'est pourtant une histoire fascinante que celle de la succession de ces moments de gloire. Une histoire orientée, zébrée de part en part. On la suit du regard comme le regard du jeune homme de Giorgione les striures du ciel. L'homme ramasse son outil, se redresse, et nous sommes en Afrique; le voici qui enfonce dans l'argile encore tendre les coins saccadés d'une écriture obscure : déjà la Mésopotamie; plus tard en Égypte il bâtit des demeures immenses comme la mort; il débat et il raisonne ? C'est donc qu'il est en Grèce; et nous le suivons à Rome dès lors qu'il aura pris le goût de l'empire. A chacun son moment, à chaque moment son lieu. Si l'histoire universelle durait une seule journée - voyez comme le jour faiblit sous le pinceau de Giorgione - chaque peuple y aurait son quart d'heure de gloire warholienne. Chaque peuple, oui, car comment désigner autrement cette rencontre miraculeuse entre un lieu et un moment ? Un quart d'heure pour chacun, pas plus : on n'y reviendra pas. Athènes est du temps de Périclès, pas avant (sinon comme un remords). La flèche du temps poursuit, inexorablement, la course apparente du soleil, d'est en ouest, dans la ligne du regard que le vieillard drapé dans sa toge d'or, déjà, lançait vers les ténèbres de l'antre de la terre.
Et encore : il n'y en aura probablement pas pour tout le monde. Car l'histoire du monde, telle qu’ordinairement on la raconte, ne dit pas le tout du monde. Elle laisse bien des singularités hors d'atteinte - et tant de villes, tant de livres, tant de langues qu'elle délaisse. En 1431, Angkor, la capitale de l'empire khmer, déjà affaiblie par la pression des Siamois et des Vietnamiens qui la prenaient en tenaille, est mise à sac par les armées thaïes d'Ayuthaya et son roi vaincu (il s'appelait peut-être Ponhea Yat) s'en alla fonder plus loin Chatomukh, la "ville aux quatre faces" qu'on connaîtra plus tard sous le nom de Phnom Penh. Vous n'y êtes pas : 1431 est l'année où, le 30 mai, Jeanne d'Arc périt sur le bûcher, et rien d'autre. Car l’histoire nettement orientée, qui ne s'égare pas en volutes inutiles mais demeure sagement alignée comme une frise, a assurément un grand mérite : elle est parfaitement compréhensible. elle se déroule, se déploie, se déplace - avec une impeccable lisibilité et surtout, comme disent aujourd'hui les spécialistes de la sécurité alimentaire, une irréprochable traçabilité."

samedi 6 octobre 2012

La vie


Cet élégant modèle obstétrique en terre cuite (1773-1776) de l'Italien Giovan-Battista Manfredini fige le Mystère, mais ne l'éteint pas.

vendredi 5 octobre 2012

Mnémotourisme (11)


"Accélération de l'histoire. Au-delà de la métaphore, il faut prendre la mesure de ce que l'expression signifie : un basculement de plus en plus rapide dans un passé définitivement mort, la perception globale de toute chose comme disparue - une rupture d'équilibre. L'arrachement de ce qui restait encore de vécu dans la chaleur de la tradition, dans le mutisme de la coutume, dans la répétition de l'ancestral, sous la poussée d'un sentiment historique de fond. L'accession à la conscience de soi sous le signe du révolu, l'achèvement de quelque chose depuis toujours commencé. On ne parle tant de mémoire que parce qu'il n'y en a plus.
La curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire est liée à ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d'une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire."

"Les lieux de mémoire, ce sont d'abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l'appelle, parce quelle l'ignore. C'est la déritualisation de notre monde qui fait apparaître la notion. Ce que secrète, dresse, établit, construit, décrète, entretient par l'artifice et par la volonté une collectivité fondamentalement entraînée dans sa transformation et son renouvellement. Valorisant par nature le neuf sur l'ancien, le jeune sur le vieux, l'avenir sur le passé. Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les buttes témoins d'un autre âge, des illusions d'éternité. D'où l'aspect nostalgique de ces entreprises de piété, pathétiques et glaciales. Ce sont les rituels d'une société sans rituel ; des sacralités passagères dans une société qui se désacralise ; des fidélités particulières dans une société qui rabote les particularismes ; des différenciations de fait dans une société qui nivelle par principe ; des signes de reconnaissance et d'appartenance de groupe dans une société qui tend à ne reconnaître que des individus égaux et identiques.
Les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu'il n'y a pas de mémoire spontanée, qu'il faut créer des archives, qu'il faut maintenir des anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres, notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles. C'est pourquoi la défense par les minorités d'une mémoire réfugiée sur des foyers privilégiés et jalousement gardés ne fait que porter à l'incandescence la vérité de tous les lieux de mémoire. Sans vigilance commémorative, l'histoire les balaierait vite. Ce sont les bastions sur lesquels on s'arc-boute. Mais si ce qu'ils défendent n'était pas menacé, on n'aurait pas besoin non plus de les construire. Si les souvenirs qu'ils enferment, on les vivait vraiment, ils seraient inutiles. Et si, en revanche, l'histoire ne s'en emparait pas non plus pour les déformer, les transformer, les pétrir et les pétrifier, ils ne deviendraient pas des lieux pour la mémoire. C'est ce va-et-vient qui les constitue : moments d'histoire arrachés au mouvement de l'histoire, mais qui lui sont rendus. Plus tout à fait la vie, pas tout à fait la mort, comme ces coquilles sur le rivage quand se retire la mer de la mémoire vivante."

Deux extraits d'Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux, texte introductif de Pierre Nora à son monumental ouvrage Les lieux de mémoire (paru d'abord entre 1984 et 1992 - aujourd'hui en trois volumes Quarto chez Gallimard, soit presque 5000 pages de contributions d'Alain Corbin, Emmanuel Le Roy Ladurie, Georges Duby et bien d'autres).

jeudi 4 octobre 2012

La fin de la vie, le début de la survivance

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Je réécoute le splendide morceau de Cheval Fou (groupe français des années 1970) reprenant de larges passages du discours prononcé en 1854 par Seattle, chef des tribus Duwamish et Suquamish, devant le gouverneur Isaac Stevens. Dans le même temps, je découvre la photographie de la statue du chef, prise en 1920 à Seattle sur Tilikum Place. Et la distance historique ne m'empêche pas de ressentir la mélancolie suscitée par l'association de l'image et du texte. Pied de nez ironique de l'Histoire, comme d'habitude. Ci-dessous le discours :
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"Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ?
L'idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l'air et le miroitement de l'eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?
Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple.
Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque bourdonnement d'insecte sont sacrés dans le souvenir et l'expérience de mon peuple.
La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l'homme rouge.
Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu'ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n'oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l'homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos soeurs; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l'homme, tous appartiennent à la même famille.
Aussi lorsque le Grand chef à Washington envoie dire qu'il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu'il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d'acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée.
Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n'est pas seulement de l'eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu'elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l'eau claire des lacs parle d'événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l'eau est la voix du père de mon père.
Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l'enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c'est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n'est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu'il l'a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l'oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu'un désert.
Il n'y a pas d'endroit paisible dans les villes de l'homme blanc. Pas d'endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d'un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter les oreilles. Et quel intérêt y a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d'un étang la nuit ? Je suis un homme rouge et ne comprends pas. L'Indien préfère le son doux du vent s'élançant au-dessus de la face d'un étang, et l'odeur du vent lui-même, lavé par la pluie de midi, ou parfumé par le pin pignon.
L'air est précieux à l’homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle.
La bête, l'arbre, l'homme. Ils partagent tous le même souffle.
L'homme blanc ne semble pas remarquer l'air qu'il respire. Comme un homme qui met plusieurs jours à expirer, il est insensible à la puanteur. Mais si nous vous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l'air nous est précieux, que l'air partage son esprit avec tout ce qu'il fait vivre. Le vent qui a donné à notre grand-père son premier souffle a aussi reçu son dernier soupir. Et si nous vous vendons notre terre, vous devez la garder à part et la tenir pour sacrée, comme un endroit où même l'homme blanc peut aller goûter le vent adouci par les fleurs des prés. Nous considérerons donc votre offre d'acheter notre terre. Mais si nous décidons de l'accepter, j'y mettrai une condition : l'homme blanc devra traiter les bêtes de cette terre comme ses frères.
Je suis un sauvage et je ne connais pas d'autre façon de vivre.
J'ai vu un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l'homme blanc qui les avait abattus d'un train qui passait. Je suis un sauvage et ne comprends pas comment le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister.
Qu'est-ce que l'homme sans les bêtes ?. Si toutes les bêtes disparaissaient, l'homme mourrait d'une grande solitude de l'esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l'homme. Toutes choses se tiennent.
Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu'ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu'ils respectent la terre, dites à vos enfants qu'elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.
Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre.
Ce n'est pas l'homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu'il fait à la trame, il le fait à lui-même.
Même l'homme blanc, dont le dieu se promène et parle avec lui comme deux amis ensemble, ne peut être dispensé de la destinée commune. Après tout, nous sommes peut-être frères. Nous verrons bien. Il y a une chose que nous savons, et que l'homme blanc découvrira peut-être un jour, c'est que notre dieu est le même dieu. Il se peut que vous pensiez maintenant le posséder comme vous voulez posséder notre terre, mais vous ne pouvez pas. Il est le dieu de l'homme, et sa pitié est égale pour l'homme rouge et le blanc. Cette terre lui est précieuse, et nuire à la terre, c'est accabler de mépris son créateur. Les Blancs aussi disparaîtront ; peut-être plus tôt que toutes les autres tribus. Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos propres détritus.
Mais en mourant vous brillerez avec éclat, ardents de la force du dieu qui vous a amenés jusqu'à cette terre et qui pour quelque dessein particulier vous a fait dominer cette terre et l'homme rouge. Cette destinée est un mystère pour nous, car nous ne comprenons pas lorsque les bisons sont tous massacrés, les chevaux sauvages domptés, les coins secrets de la forêt chargés du fumet de beaucoup d'hommes, et la vue des collines en pleines fleurs ternie par des fils qui parlent.
Où est le hallier ? Disparu. Où est l'aigle ? Disparu.
La fin de la vie, le début de la survivance."
Chef Seattle, 1854
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lundi 1 octobre 2012

Les bandits





Décès d'un grand historien.
Ici, la version généreusement mise en ligne (par l'éditeur Zones) de son ouvrage Les bandits.