vendredi 10 août 2012

Contre l'amitié généralisée


Deux extraits de : Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, 1977.

"(...) L'hypothèse de l'amitié de tous avec tous entre en contradiction avec le désir profond, essentiel de chaque communauté de maintenir et déployer son être de totalité une, c'est-à-dire sa différence irréductible par rapport à tous les autres groupes, y compris les voisins amis et alliés. La logique de la société primitive, qui est une logique de la différence, entrerait en contradiction avec la logique de l’échange généralisé qui est une logique de l’identité, parce qu’elle est une logique de l’identification. Or, c’est cela que par-dessus tout refuse la société primitive : refus de s’identifier aux autres, de perdre ce qui la constitue comme telle, son être même et sa différence, la capacité de se penser comme Nous autonome. Dans l’identification de tous à tous qu’entraîneraient l’échange généralisé et l’amitié de tous avec tous, chaque communauté perdrait son individualité. L’échange de tous avec tous serait la destruction de la société primitive : l’identification est un mouvement vers la mort, l’être social primitif est une affirmation de vie. La logique de l’identité donnerait lieu à une sorte de discours égalisateur, le maître mot de l’amitié de tous avec tous étant : " nous sommes tous pareils ! " Unification en un méta-Nous de la multiplicité des Nous partiels, suppression de la différence propre à chaque communauté autonome : abolie la distinction du Nous et de l’Autre, c’est la société primitive elle-même qui disparaîtrait. Il s’agit là non pas de psychologie mais de logique sociologique : il y a, immanente à la société primitive, une logique centrifuge de l’émiettement, de la dispersion, de la scission telle que chaque communauté a besoin, pour se penser comme telle (comme totalité une), de la figure opposée de l’étranger ou de l’ennemi, telle que la possibilité de la violence est inscrite d’avance dans l’être social primitif ; la guerre est une structure de la société primitive et non l’échec accidentel d’un échange manqué. À ce statut structural de la violence répond l’universalité de la guerre dans le monde de Sauvages."

"Qu'est-ce que la société primitive ? C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C'est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d'unification. La machine de guerre, c'est le moteur de la machine sociale, l'être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l'unification, et le meilleur ennemi de l'Etat, c'est la guerre. La société primitive est société contre l'Etat en tant que société-pour-la-guerre."

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