samedi 5 novembre 2011

Sur les traces d'un inconnu

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Avec les Vies minuscules de Pierre Michon sur la table de nuit, on dévore l'excellent essai de l'historien Alain Corbin Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu (1798-1876) (Flammarion, 1998). Pour tout qui s'intéresse à l'anonymat, à la ruralité et à la manière de reconstituer une vie sur des bases infimes, ce livre constitue un modèle de méthodologie. Ci-dessous, la présentation du livre par l'éditeur et un extrait du prélude de l'ouvrage, qui nous a donné des ailes, sans rire.

"Dans ce livre devenu un classique, voire un modèle, Alain Corbin s'est penché sur le grouillement. des disparus du XIXe siècle, en quête d'une existence ordinaire. Il a laissé au hasard absolu le soin de lui désigner un être au souvenir aboli, englouti dans la masse confuse des morts, sans chance aucune de laisser une trace dans les mémoires. Né en 1798, mort en 1876, Louis-François Pinagot, le sabotier de la Basse-Frêne, n'a jamais pris la parole et ne savait du reste ni lire ni écrire; il représente ici le commun des mortels. Un jeu de patience infini se dessille, afin d'en reconstituer le destin - mais eut-il jamais conscience d'en avoir un? - d'un Jean Valjean qui n'aurait pas volé de pain. Par cette méditation sur la disparition, l'auteur entendait modestement inverser le travail des bulldozers aujourd'hui à l'œuvre dans les cimetières de campagne."
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"Fragments du journal tenu les premiers jours de l'enquête.
2 mai 1995, 14 heures. Le jour du choix est venu. Émotion suscitée par l'attente d'un face-à-face - qui devrait se prolonger plusieurs années - avec un inconnu qui ne l'aurait jamais pensé possible et auquel je ne suis lié par aucun parti pris de tendresse, voire d'empathie. J'imagine les disparus en attente de cette élection. Et si cela leur paraissait scandaleux ! De quel droit puis-je décider, tel un pauvre démiurge, de faire revivre ainsi quelqu'un qui, peut-être, ne le souhaite pas ; au cas, bien improbable, où la survie existerait.
Les hommes du milieu et de la génération auxquels appartenait celui que je n'ai pas encore rencontré nourrissaient beaucoup d'hostilité à l'égard de tous ceux qui se haussaient du col et entendaient laisser une trace individuelle. Ce sentiment qui se manifestait dans les campagnes à l'égard de la tombe personnalisée, et qui devait valoir aussi pour l'écriture de soi, rend mon entreprise insolente.
Le premier jour de cette chasse subtile introduit un rapport unique dans la démarche historienne ; sans doute suis-je le premier à devoir me consacrer, des années durant, à la résurrection d'un individu que je ne connais pas encore, que je serai, dans quelques minutes, le seul à connaître et qui, à cet instant, n'a aucune chance d'être jamais connu par quelqu'un d'autre que moi. Au moment où j'écris, il a, en effet, disparu, sans possibilité de jamais exister dans la mémoire collective, en tant qu'individu.
A dire vrai, le risque est grand de postuler ici l'individuation. Rien ne prouve qu'aux yeux de celui que je vais choisir, sa propre vie ait pu sembler constituer un destin. Cela est même peu probable. Peut-être n'avait-il qu'une mémoire confuse des épisodes de son existence ; peut-être même se trouvait-il démuni de tout sens de la chronologie. Or, je vais - certes, avec prudence - découper, ordonner, orienter les séquences de cette vie. Il ne pourra donc pas s'agir d'une bonne histoire, puisqu'il y manquera celle des formes spécifiques de la méconnaissance ou de l'oubli de soi."
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