mercredi 22 juin 2011

Vers les cimes (10)

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"Jeudi (1953).

Concert à Colon.
Que peut bien valoir le meilleur virtuose comparé aux dispositions de mon âme ? De mon âme qui pas plus tard que cet après-midi vient d'être pénétrée par un air, d'ailleurs faux, fredonné par quelqu'un ? De mon âme qui, ce soir et dans cette salle, repousse avec dégoût la musique qu'un maestro en habit essaie de lui servir sur un plat de vermeil, avec des paupiettes autour ? Ce n'est pas toujours dans les restaurants de première classe que la chère est la meilleure. Et d'ailleurs, en ce qui me concerne, presque toujours dans l'art me parle et m'émeut avec plus de force quand il s'exprime de façon imparfaite, fortuite et fragmentaire, quand il se borne à signaler pour ainsi dire sa présence, me permettant de la pressentir à travers une interprétation médiocre. Je préfère du Chopin m'arrivant par bouffées d'une fenêtre ouverte que ce même Chopin joué avec force fioritures sur une estrade de concert.
Accompagné par l'orchestre, le pianiste, un Allemand, galopait. Bercé par la musique, je vaguais dans une sorte de rêverie, tissée de souvenirs, et puis de choses terre à terre - ce dont je devais m'occuper le lendemain, et puis encore le petit fox-terrier de B... Pendant ce temps, le concert fonctionnait, le pianiste toujours galopant. Pianiste ou cheval ? J'aurais juré qu'il n'était plus question de Mozart, mais de savoir si ce coursier saurait battre au finish Horowitz ou Rubinstein. Une seule question préoccupait les types qui étaient là : quelle est la classe de ce virtuose, ses piano sont-ils à la hauteur de ceux d'Arrau, ses forte à la hauteur de Gulda ? Alors, rêvant plutôt d'un match de boxe, je voyais déjà mon pianiste faucher d'un bel arpège de la gauche Brailovski, assommer Gieseking à coups d'octaves, enfin d'un trille magistral mettre Slomon knock-out. Pianiste, cheval, boxeur ? Tout à coup, j'optai pour un boxeur qui avait enfourché Mozart, chevauchait Mozart, le frappant, le harcelant et tapant comme un sourd, l'éperonnant et piquant des deux. Tiens, mais que se passe-t-il ? Il a touché au but ! Applaudissements, applaudissements, applaudissements ! Le jockey, descendu de son coursier, saluait bas, tout en s'épongeant le front.
La comtesse dont je partageais la loge soupira : - Ah, c'est merveilleux, merveilleux !...
Et son mari, le comte, de dire : - Moi, je n'y connais rien, mais j'avais bien l'impression que l'orchestre n'arrivait pas à suivre...
Je les regardai comme des chiens ! Qu'il est énervant de voir des aristocrates ne pas savoir se conduire comme il faut ! On leur demande tellement peu et même ça, ils n'y arrivent pas ! Ces personnes n'avaient pas le droit d'ignorer que la musique, elle, n'est qu'un prétexte à réunion mondaine, réunion dont elles formaient un élément avec toutes leurs manières et leurs mains tellement soignées. Mais au lie ude demeurer sur leur terrain, celui d'une aristocratie mondaine qui leur est propre, elles ont voulu sans crier gare prendre l'art au sérieux, croyant devoir lui rendre un craintif hommage, et alors, ébranlées dans leurs assises de grands seigneurs, elles sont retombées à l'état de potaches ! Personnellement, je n'aurais rien eu contre des clichés de pure forme, prononcés avec tout le cynisme de gens qui n'ignorent pas le poids des compliments... mais, non, ils tâchaient - les malheureux ! - de se montrer sincères...
Puis nous passâmes au foyer où mon regard se plut à contempler l'auguste foule qui circulait tout en échangeant force saluts. Tenez, voilà X..., ou Y..., le millionnaire. Et, là-bas, le général qui cause avec l'ambassadeur, et plus loin le président-directeur général en train d'encenser le ministre qui, lui, envoie un sourire à l'épouse du professeur ! Je me croyais au beau milieu des héros de Proust où personne ne va au concert pour écouter, mais uniquement pour magnifier la réunion de sa présence, où les grandes dames s'épinglent du Wagner dans les cheveux en guise d'agrafe de diamants, où, sur des airs de Bach, défile la grande parade des noms, des dignités, des titres, des millions et du pouvoir. Tiens, tiens, mais qu'était-ce donc là ? Dès que je m'approchai, ce fut le crépuscule des dieux et de la grandeur, de la puissance... J'osai comprendre qu'ils échangeait simplement leurs impressions sur le concert... impressions tout humbles d'ailleurs, et bien timides, et remplies de respect pour la musique... encore qu'inférieures à ce qu'aurait pu dire du haut de son poulailler le premier aficionado venu. Alors, ils en étaient là ? Et je ne les voyais plus en présidents-directeurs, mais comme des potaches de troisième, et comme je n'aime guère revenir à mes années scolaires, je quittai non sans hâte cette timide jeunesse.
Rentré dans ma loge, et tout seul, je me disais, moi le moderne, et libéré des préjugés, moi l'ennemi des salons, moi à qui le cinglant fouet du désastre a fait passer à jamais le goût de toute prétention et de toute lubie, je me disais donc qu'un univers où l'homme s'adore tel un dieu dans la musique est davantage à mon goût que l'univers où l'homme fait son dieu de la musique.
Puis on assista à la seconde partie du concert. Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n'aurait su dire ce qu'on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements. Applaudissements de connaisseurs. Applaudissements d'amateurs. Applaudissements d'ignorants. Applaudissements grégaires. Applaudissements provoqués par les applaudissements. Applaudissements croissant et s'étageant, se suscitant et se provoquant les uns les autres, et personne ne pouvait ne pas applaudir puisque tout le monde applaudissait.
Nous allâmes dans la coulisse, pour rendre hommage à l'artiste.
L'artiste serrait les mains, échangeait des politesses, recevait force compliments et invitations, avec aux lèvres son sourire de comète errante. Je l'observais, lui et sa grandeur. Eh bien, il avait l'air d'un homme fort agréable, subtil, intelligent... Quant à sa grandeur ? Il semblait la porter comme son habit - et n'était-ce pas en réalité un tailleur qui la lui avait si bien ajustée ? A voir et entendre tous ces hommages, et tellement empressés, on aurait pu s'interroger sur la différence entre sa gloire à lui et la gloire de Debussy ou de Ravel : son nom en effet était sur toutes les lèvres, et n'était-il pas un "artiste", tout comme eux... ? Et pourtant... pourtant... Sa célébrité était-elle celle de Beethoven ? ou bien des lames Gillette, des stylos Waterman ? Quelle différence, dites, entre une gloire que l'on paie et une gloire qui vous fait gagner de l'argent ?
Lui n'était toutefois pas de force pour s'opposer au mécanisme qui l'exaltait, et il ne fallait pas s'attendre à le voir y résister. Bien au contraire ! il dansait au rythme des violons et jouait pour faire danser ceux qui dansaient autour de lui."
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Witold Gombrowicz, Journal. 1953-1958, Gallimard, 1995, pp. 76-80.
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Je préfère du Chopin m'arrivant par bouffées d'une fenêtre ouverte que ce même Chopin joué avec force fioritures sur une estrade de concert". Je ne l'aurais pas mieux dit.