dimanche 11 avril 2010

Ce que savent les Aché

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"Bujamiarangi (un homonyme de celui qui copulait avec le fourmilier) était un Aché incestueux. Un jour, il oublia que cette jolie dare qui partageait sa hutte, c'était sa propre fille, il ne vit plus en elle qu'une femme désirable, et il la posséda. Ces choses se produisent rarement et les gens, tout en commentant sévèrement et en se moquant du coupable, n'estiment pas qu'il leur revient de châtier la faute : on sait bien qu'à leur mort les Bujamiarangi se transforment en chevreuil. Mais il y prit goût et persista à faire meno avec sa fille, au lieu d'en jouir une fois et de n'y plus penser. Son obstination indisposa les Aché et une femme exigea que son mari se chargeât de tuer Bujamiarangi : "Celui qui fait l'amour avec sa propre fille, il manque totalement de vaillance, les Aché ne veulent pas voir cela. Va le flécher !" Et elle ajouta, pour donner à son mari une raison supplémentaire d'accomplir le meurtre : "J'ai envie de manger de la chair d'Aché. Celui qu'il faut flécher, le possesseur de sa propre fille, c'est Bujamiarangi." Le mari tua le père incestueux, et les Aché le mangèrent. Qui fut plus puissant dans l'âme de l'épouse irritée : l'horreur de l'inceste ou le désir de la chair humaine ? Et la première pouvait-elle n'être qu'un alibi pour le second ? Pour décrire l'action de Bujamiarangi, les Aché utilisaient beaucoup moins le terme adéquat de meno - faire l'amour - que son équivalent, mais en bien plus brutal et sauvage dans l'esprit même des Indiens : uu, ou bien tyku - manger. "Bujamiarangi mange sa fille, moi je veux manger Bujamiarangi", voilà en fait ce que disait la femme. Voulait-elle, mais sur un plan inconscient, copuler symboliquement avec le père en le mangeant réellement, de la même manière que lui-même mangeait symboliquement sa fille en copulant réellement avec elle ? Peut-être, en effet, l'ambiguïté sémantique des mots pouvait-elle susciter un besoin de chair fraîche qui déguisait secrètement un désir d'ordre bien différent. Pourquoi les Aché seraient-ils moins que nous sensibles à la charge érotique que le langage laisse parfois éclater ?"
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Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki. Ce que savent les Aché, chasseurs nomades du Paraguay (Terre Humaine/Poche, édité pour la première fois en 1972), pp. 263-264.
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Grand livre.
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Quelques textes et interviews de Pierre Clastres, dont certains repris dans l'anthologie La société contre l'état (Editions de Minuit), sont lisibles en ligne, notamment ici. La photographie ci-dessus, montrant un Aché malade recouvert de plumes de vautour en 1963, est issue du fonds Sebag du Laboratoire d'anthropologie sociale. Pour l'info, Lucien Sebag a publié en juin 1964 dans la revue Les Temps modernes une Analyse des rêves d'une Indienne guayaki (ici, un article au sujet de cette étude).
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