lundi 19 octobre 2009

Le brave soldat Chvéïk

.
.
.
.
.
"Sérieusement, je ne comprendrai jamais pourquoi les fous se fâchent d'être si bien placés. c'est une maison où on peut se promener tout nu, hurler comme un chacal, être furieux à discrétion et mordre autant qu'on veut et tout ce qu'on veut. Si on osait se conduire comme ça dans la rue, tout le monde serait affolé, mais, là-bas, rien de plus naturel. Il y a là-dedans une telle liberté que les socialistes n'ont jamais osé rêver rien d'aussi beau. On peut s'y faire passer pour le Bon Dieu, pour la Sainte Vierge, pour le pape ou pour le roi d'Angleterre, ou bien pour un empereur quelconque, ou encore pour saint Venceslas. Tout de même, le type qui la faisait à la saint Vencesias traînait tout le temps, nu et gigotant, au cabanon. Il y avait là aussi un type qui criait tout le temps qu'il était archevêque, mais celui-là ne faisait que bouffer et, sauf votre respect, encore quelque chose, vous savez bien à quoi ça peut rimer, et tout ça sans se gêner. Il y en avait un autre qui se faisait passer pour saint Cyrille et saint Méthode à la fois, pour avoir droit à deux portions à chaque repas. Un autre monsieur prétendait être enceint, et il invitait tout le monde à venir au baptême. Parmi les gens enfermés il y avait beaucoup de joueurs d'échecs, des politiciens, des pêcheurs à la ligne et des scouts, des philatélistes, des photographes et des peintres. Un autre client s'y est fait mettre à cause de vieux pots qu'il voulait appeler urnes funéraires. Il y avait aussi un type qui ne quittait pas la camisole de force qu'on lui passait pour l'empêcher de calculer la fin du monde. J'y ai rencontré d'autre part plusieurs professeurs. L'un qui me suivait partout et m'expliquait que le berceau des tziganes se trouve dans les monts des Géants, et un autre qui faisait tous ses efforts pour me persuader qu'à l'intérieur du globe terrestre il y en avait encore un autre, un peu plus petit que celui qui lui servait d'enveloppe. Tout le monde était libre de dire ce qu'il avait envie de dire, tout ce qui lui passait par la tête. On se serait cru au Parlement. Très souvent, on s'y racontait des contes de fées et on finissait par se battre quand une princesse avait tourné mal. Le fou le plus dangereux que j'y aie connu, c'était un type qui se faisait passer pour le volume XVI du Dictionnaire Otto. Celui-là priait ses copains de l'ouvrir et de chercher ce que le dictionnaire disait au mot "Ouvrière en cartonnage", sans quoi il serait perdu. Et il n'y avait que la camisole de force qui le mettait à l'aise. Alors, il était content et disait que ce n'était pas trop tôt pour être mis enfin sous presse, et il exigeait une reliure moderne. Pour tout dire, on vivait là-bas comme au paradis. Vous pouvez faire du chahut, hurler, chanter, pleurer, bêler, mugir, sauter, prier le Bon Dieu, cabrioler, marcher à quatre pattes, marcher à cloche-pied, tourner comme la toupie, danser, galoper, rester accroupi toute la journée ou grimper aux murs. Personne ne vient vous déranger ou vous dire : "Ne faites pas ça, ce n'est pas convenable; n'avez-vous pas honte, et vous vous prétendez un homme instruit?" Il est vrai qu'il y a aussi là-dedans des fous silencieux. C'était le cas d'un inventeur très savant qui se fourrait tout le temps le doigt dans le nez et criait une fois par jour : "Je viens d'inventer l'électricité!" Comme je vous le dis, on y est très bien, et les quelques jours que j'ai passés dans l'asile de fous sont les plus beaux de ma vie."
.
Extrait de l'hilarant Brave soldat Chvéïk du Tchèque Jaroslav Hašek (1883-1923) (Gallimard, Folio, pp. 69-71), publié en quatre tomes dont le dernier inachevé par l'auteur entre 1921 et 1923 (traduction française par Henry Horeujsi parue en 1932). Les images ci-dessus sont de la main du grand illustrateur tchèque Josef Lada, dont le travail pour les premières éditions du Soldat a définitivement marqué la réception de ce dernier.
.

Aucun commentaire: